Le don est un échange (il suppose une réciprocité) : il s’agit de donner, recevoir et rendre.
« Tu dois aimer les enfants » « Je suis payé par le retour d’affection » « … ce qui est , dans le cadeau reçu, échangé, oblige…. » « Il ne prend rien »
Mais qu’est-ce qui permet d’évaluer la qualité de l’échange ?
La société se satisfait-elle que se cachent les douleurs et se protège de voir ce qu’elle n’aime pas voir…? Les normes d’encadrement trop faibles, qualitativement et quantitativement peuvent le laisser entendre, de même que le manque de formation et de supervision. Les équipes sont confiées à des cadres qui s’emploient à maitriser les humeurs plus qu’à accompagner l’élévation de réflexion et d’échanges de leurs équipes.
Les comparaisons d’échelles de barèmes laissent également penser que l’éducateur serait payé du bonheur de donner. Ce qui amène à considérer que le « return » en terme d’investissement doit provenir de la personne, de l’enfant qu’il accompagne… et c’est là que le bas blesse.
Ces personnes, ces jeunes seraient donc en devoir de « nourrir » leurs éducateurs. Cela pervertit le don, le contre-don.
Ayant longuement accompagné des jeunes dits abandonniques, souffrant de troubles de l’attachement, j’ai régulièrement entendu chez les professionnels la fatigue due au manque de reconnaissance. Selon l’ancienneté de leurs difficultés à être, les jeunes honorent rarement leur part de ce « contrat secret » et mènent à l’épuisement les personnes auxquelles ils sont confiés. j’entend encore « il ne prend rien », formulation qui s’accompagne de longues observations de cette incapacité du sujet de se nourrir de nos dons. « Nous ne pouvons pas réussir avec tout le monde, il faut savoir renoncer et laisser la place à d’autres qui eux en profiteront » … l’instant de la prime, la réorientation. Ce moment d’articulation entre les troubles de l’attachement et la « fatigue » de l’intervenant que le mythe social rémunère par une un hypothétique contre don du jeune. L’alliance sur la énième rupture.
La lutte contre cette fatigue est l’instant de soin, ce moment construit par l’institution qui reconnait dans la bonneveillance que cet instant est inhérent à la fonction éducative. L’institution deviendra soignante si elle même s’est mise en charge du besoin de son personnel face à cette provisoire incapacité du jeune de manifester du contre don. Et c’est justement cette compétence que devra guetter l’institution car elle témoigne de la sortie du jeune du processus pathologique. Ce que certains qualifieront de résistance qui n’est autre qu’une manifestation de tentative d’adaptation précoce du jeune. Mécanisme qui lui a permis d’être en vie, il fut donc utile, précieux, il faudra le louer pour cette compétence afin qu’il puisse entendre nos propositions.
Le prix de cette émergence est la capacité de l’équipe à soutenir ses membres quand la soif normale de reconnaissance fait défaut en raison de la problématique du jeune. Il est donc malsain de laisser l’éduc spé dans cette attente de contre-don tant que le jeune ne peut y accéder. Attitude que perçoit fort bien le jeune qui apprit à deviner le besoin de l’adulte en charge de ses soins de sorte qu’il en récolte une parcelle.
Don et contre-don sont donc de haute valeur éthique et portent en eux la clinique qui ne se situe pas toujours là ou on l’attend. En effet, il faut encore que l’intervenant soignant, l’éducateur, permettent au jeune d’exercer de nouvelles compétences dans l’exercice du contre-don. Il est le signal de la résolution saine du transfert. Cela suppose que l’éducateur qui accéda à la profession par un désir non-conscient de « sauver » soit sorti du triangle dramatique de Karpman .
On entre en éducation spécialisée avec cette motivation « généreuse » et socialement reconnue dans cette forme puisque le barème ne contredit pas mais au contraire continue de laisser croire que ce métier est « vocationnel »
La question de l’éthique et du soin, l’exercice du don et du contre-don, ne relèvent pas exclusivement du service subsidié. C’est aussi, et avant tout, une affaire de société. Elle doit sortir du schéma de la générosité tout en la cultivant. Générosité qui est le sel de l’éducation soignante pour autant qu’elle s’exprime hors du triangle dramatique.
Educ spé est donc bien un engagement. Celui de s’accepter dans les limites qui sont les nôtres et que nous ne connaissons pas forcement de nous-mêmes. L’engagement d’accueillir ce regard sur moi et l’engagement d’offrir à mon collègue le regard que je porte sur ce qu’il ne peut voir de lui. L’exercice d’une saine « tiercité circulante » en ce domaine est indispensable à la fonction. Encore faut-il que la culture institutionnelle la soutienne et fasse de cet instant du travail un temps fort de processus de soin. Une culture relationnel au sein de l’entreprise qui permet d’accéder à la clinique éducative.
Cette vision doit se prolonger dans sa dimension politique. Quelle qualité de solidarité la société veut-elle pour ces jeunes blessés dans un environnement éducationnel perverti par des successions de crises affective, économique, sociale…
L’éduc spé ne pourra développer cette qualité de don que s’il manifeste la dose d’empathie nécessaire à l’égard de la famille qui s’est trouvée, qui se trouve en difficulté. Là, le jeune pourra mesurer la sécurité dans laquelle il peut s’émanciper des « règles » familiales et entrer dans l’apprentissage et l’exercice de nouvelles valeurs.
Cet aspect du métier d’éduc spé nous fait entrer dans une réflexion à mener sur la place de l’éducateur dans le travail avec les familles, sans quoi le jeune pourrait s’attarder dans des mécanismes défentiels qui le protège de renier sa famille.
Dimension politique, l’éducateur spécialisé est un observateur privilégié du développement de la famille. Il doit composer avec elle dans une lecture qui s’appuie sur « les droits culturels » . Il devra dénicher les savoirs-faire qui garantissent le « pouvoir d’ agir » des parents. Sans cela, jeunes et familles se réfugieront dans le non changement parce qu’elles sont minimisées, disqualifiées… Une démarche qui demande à l’institution, aux institutions qui la subventionnent de passer les procédures de l’institution au crible des droits culturels. Une évaluation interne qui suscite des résistances.
Engagement, don, générosité (mais pas que) qualifient l’acte de la clinique éducative. Son équipe, son service doivent veiller à ce qu’il ne s’y enferme pas. Il n’est pas interdit de penser qu’il est question d’introduire l’amour dans cet acte, ce qui est tout à fait bienvenu dans un service qui cultive et pratique la tiercité circulante.
Luc Fouarge
« Il ne prend rien » et « Equiper le travailleur social » sur le même site et Convention de Fribourg sur « Les droits culturels » http://www.reseauculture21.fr